Igor Markevitch

Le Sacre

Commentaires d’Igor Markevitch

Roerich eut le premier l’idée de réaliser un spectacle montrant des peuplades russes primitives en 1896. Il reste seulement Les tableaux de la Russie païenne. Au cours des ans, la conception prit forme et en 1910, Roerich en expose l’idée à Diaghilev qui confie le sujet à Stravinsky. Non seulement Roerich exerça une influence profonde sur l’esprit général de l’œuvre, mais il sut créer des décors aux formes monumentales et pétrifiées, convenant à l’évocation des rites païens antiques. Certains costumes particulièrement réussis : blouses blanches à plis brisés, ornés de dessins asymétriques en cuir rouge, soulignant les poses hiératiques et le primitivisme chorégraphique voulue par Nijinski.

Nijinski se passionna pour l’œuvre. Dans une lettre à N. F. Findelzen, le 15 décembre 1912, Stravinsky écrit : « Nijinski conduit l’œuvre avec un zèle passionné en s’oubliant lui-même. »

Le 16 février 1913, dans une interview au London Budget, Stravinsky déclare : « Vaslav Nijinski a retravaillé le sujet et nous l’appellerons le Sacre ». Parlant à Madrid de cette œuvre, Nijinski disait : « Ils l’avaient créée ensemble et que musique et ballet sont nés en même temps. » Pourtant Stravinsky falsifie ces faits.

Sur le manque de connaissances musicales : Nijinski possédait une partition du Sacre pour son usage personnel sur laquelle il préparait sa chorégraphie. Sur le nombre invraisemblable de répétitions, soit disant dues à l’incompétence de Nijinski : lettre de Stravinsky à Roerich : « Combien j’espère que Nijinski aura assez de temps pour monter le Sacre. C’est très complexe et je sens doit être réalisé comme rien n’a été réalisé avant. »

Nijinski Dancing par Lincoln Kirstein (Alf. Knopf, N.Y. 1975)

Après avoir assisté à une présentation de son travail en mars 1913, Stravinsky écrit à Gil Blas, le 4 juin 1913 : « Nijinski est un admirable artiste. Il est capable de révolutionner l’art du ballet. »

Cocteau : « Je ne sais rien de plus extraordinaire que Nijinski enseignant à Maria Pilz (l’Elue) la Danse sacrale. Il semblait devenu la proie d’un cyclone. »

Lettre de Stravinsky à son ami Steinberg, à Saint-Pétersbourg, le 3 juillet 1913 : « La chorégraphie de Nijinski est incomparable. A l’exception de quelques passages, rares, tout est comme je l’ai souhaité. Il faudra attendre longtemps avant que le public ne s’accoutume à notre langage mais la valeur de ce que nous faisons me donne des forces pour le travail futur. »

Qu’est-ce qui a pu motiver Stravinsky à montrer tant de noirceur ? D’où vient ce tardif acharnement ? Peut-être une certaine jalousie rétrospective qui le poussait à faire table rase des collaborations passées pour ne rien plus devoir qu’à lui-même.

Jacques Rivière : « la musique de Stravinsky garde certaines affinités avec nos habitudes…dont nous-pouvons retrouver approximativement la filiation… et la nouveauté totale de la chorégraphie ». Selon lui, Nijinski révélait à la danse « un pouvoir de signification dont elle était dépourvue ». Est-ce cela dont Stravinsky veut effacer le souvenir ? Nicolas Roerich ? Le Sacre lui doit en grande partie et son existence et sa transcendance.

Ces collaborations représentaient sans doute des témoignages gênants à l’époque des Chroniques où Stravinsky affichait des théories en complète contradiction avec le Sacre.

Stravinsky (Igor Markevitch)

Après la mort de Diaghilev, en 1929, le fils cadet de Stravinsky, Soulima, devient un élève de Nadia Boulanger.

Une anecdote fausse : « Je vous plains de vous appeler Igor, après mon père » et Markevitch de répondre : « Je crois que êtes beaucoup plus à plaindre de vous appeler Stravinsky ».

Haine de Stravinsky pour Markevitch due, selon ce dernier à l’engouement de Diaghilev pour ses premières œuvres.

Ramuz et Stravinsky

Elie Gagnebin, ami de Ramuz, raconte : Très proche de la famille des Stravinsky, un soir au bar Pleyel où ils prenaient un bock, quelqu’un m’ayant désigné dans la foule, Stravinsky grogna en roulant les R d’un air terrible, « Je ne veux rien avoir à faire avec cet affreux bolchevik, quand il parle, l’enfer sort de sa bouche ».

A Venise, en 1938, au festival de musique contemporaine, Stravinsky présente Jeux de cartes et Markevitch Icare, ils admirent leurs œuvres respectives et leurs rapports devinrent franchement cordiaux.

Gagnebin raconte : Stravinsky lui avait prêté pour la création de l’Histoire du soldat, le frac qu’il portait le soir du Sacre (la première) et dont le dos fut déchiré alors qu’il était porté en triomphe par deux admirateurs, chacun tirant sur un pan de la queue de pie. On le recousit pour Gagnebin. A noter que c’était la première de la version concert du Sacre.

Véra Janacopoulos, soprano, une artiste qui s’engageait avec une générosité superbe dans les œuvres qu’elle servait, notamment celles de Stravinsky.

On est loin d’avoir éclairci le rôle de Nijinski dans la genèse et l’élaboration du Sacre. En effet le retrait de toutes ses œuvres exigés par Fokine lorsque Diaghilev le pria de reprendre ses fonctions (documentation riche de Vera Stravinsky et Robert Craft).