Serge de Diaghilev

La capricieuse exigence de renouvellement de Diaghilev était devenue telle durant les dernières années que pour ceux qui travaillaient à ses côtés, tout était mot d’ordre, tendance ou genre que l’on définissait avec passion, opposait l’un à l’autre ou rejetait dédaigneusement. Le besoin de rajeunissement des Ballets Russes avait pris quelque chose d’obsessionnel et on annonçait presque journellement un talent nouveau qui permettrait encore une fois de brûler ce qu’on avait exalté la veille.

Stravinsky, Serge de Diaghilev et Serge Lifar

Diaghilev, son format particulier, hors série, le faisait apparaitre plus grand que nature pour l’optique humaine, mais, par instants aussi, comme un petit gros oublié par quelque race de géants. Son volume, son élégance d’un goût un peu suranné, mais de bons faiseurs, et son importance, rendaient l’air plus dense autour de lui et son approche, avec ses fourrures, monocles, binocles, cache-col de soie blanche, cannes, gants, et les amis et qui s’affairaient autour de lui.

Si un garçon l’intéressait, il allait jusqu’à feindre l’indifférence. Il ne se rendait pas à leur rendez-vous : il entrait dans ce caprice typique, l’amusement de donner le change à son entourage autant que l’espoir assez naïf d’allumer en lui une fièvre. Loin de soupçonner ces feintes et coquetteries de la part d’un homme dont le prestige l’emplissait de respect.

Il avait un mélange de charme et d’ironie. Dans ses conversations il « provoquait » l’étincelle du génie. Il le faisait avec une telle intensité que les artistes produisirent généralement sous son égide leurs meilleures œuvres.

Markevitch lui parle de son admiration pour Stravinsky et l’Apollon Musagète et Diaghilev répond comme s’il savait à peine de quoi il s’agissait. Terminée, une création n’avait plus d’intérêt pour lui, déjà pris qu’il était par de nouvelles recherches. Seule comptait la batailla à livrer la saison suivante « Ne pensez qu’à l’avenir, tout est là ».

Sa terreur en art était de se répéter. Il y avait dans cette attitude quelque chose d’héroïque et de factice à la fois. Typique d’une époque qui ne laissait rien murir, Diaghilev, dans ses jugements sur la valeur d’un œuvre, donnait une importance exagérée au pouvoir d’étonner. Le temps lui avait enseigné que personne plus qu’un Cocteau n’est tombé, par besoin d’étonner, dans le travers consistant à ce que les amusements de certains prétendent devenir la profondeur des autres. Personne ? Peut-être Stravinsky sur lequel l’influence de Diaghilev fut durable, complexe et parfois négative.

Malgré sa capacité exceptionnelle à inventer du matériel sonore, Stravinsky reste en dehors des formes et, s’il s’attaque à une sonate ou une fugue, c’est de façon aussi esthétique qu’extérieure, et souvent encore restreinte par le « besoin d’étonner ». Les hasards de l’existence, en faisant de Stravinsky un parvenu de l’Occident, ont causé une discontinuité dans son œuvre qui en diminue la portée.

Au lieu d’une conviction profonde, elle se présente plutôt comme un échantillonnage cosmopolite de genres dont Stravinsky joue en les contrefaisant et en les défigurant parfois jusqu’à l’absurde. Ce sujet se présenta dès notre première rencontre et nous en avons parlé à plusieurs reprises. Je me souviens avoir demandé à Diaghilev, si Stravinsky resté en Russie, y eût donné un nouvel enracinement à l’héritage occidental. Ma question parut glisser sur lui. C’est qu’il avait en commun avec Stravinsky d’avoir découvert la culture occidentale, guidé davantage par le hasard, le caprice et le goût que par une compréhension essentielle du développement des formes de cette culture. Cette comparaison n’exclut d’ailleurs pas la grande supériorité des connaissances de Diaghilev sur celles de Stravinsky.

Diaghilev emmenait Markevitch chez Mlle Chanel pour y jouer du piano (un Steinway). Devant l’amour du jeune musicien pour sa mère, Diaghilev se refroidit. Pour imposer ses nouvelles « découvertes » il essayait d’abord prudemment de faire entendre la musique à la princesse de Polignac et à Misia, car cet animateur d’avant-garde se servait pour introduire ses idées les plus incendiaires des moyens d’un autre temps mais il les utilisait à sa façon, ce qui en fait sous bien des aspects un précurseur dans le domaine des relations publiques. Il croyait aux salons, à la nécessité des « premières » très habillées, au pouvoir des « dames ». Celles-ci surtout comptaient pour lui. A Paris, il en comptait toute une cohorte depuis la comtesse Greffulhe jusqu’à Misia qui malgré son franc-parler lui, accorda un dévouement inconditionnel jusqu’au dernier jour. A Londres, c’était Lady Cunard, Lady Juliet Duff, Lady Ripon. Dans chaque ville importante, il comptait au moins une dame qu’il instituait reine d’une ruche. Il allait de l’une à l’autre et leur bourdonnait ses bonnes nouvelles en les chargeant d’en produire un miel aussi efficace que possible. Cette entente avec les dames venait d’un aspect essentiel de sa nature que je ne puis décrire que comme une extraordinaire égérie patronnesse, sorte de Catherine II mâle, enfantant chaque année deux ou trois ballets conçus dans les transes, les discussions et une recherche passionnée de nouveauté.

Diaghilev possédait un pouvoir presque magique d’obtenir ce voulait. Se comportant comme le souverain d’un grand règne, son atmosphère rappelait sans cesse qu’il attendait, qu’il exigeait de vous quelque chose d’important. Les artistes qui travaillèrent avec lui en gardèrent l’impression d’un étonnant tonique, d’autant plus que sa sureté de jugement s’accompagnait d’un besoin de grandeur et de qualité qui ne le quittait jamais.

Les Ballets Russes alors à Monte-Carlo préparaient la saison 1929 où serait joués Le fils prodigue, le Bal et Renard. Il s’immisçait tellement dans la création d’autrui qu’il finissait par s’en croire la source. Il s’ensuit que je me sentais souvent plus manœuvré qu’aidé et qu’en me retrouvant seul, j’avais l’impression de redevenir mon propre propriétaire.

Le phénomène Diaghilev présentait une ambigüité très particulière provenant de ce qu’essentiellement créateur, il avait besoin d’autres pour se réaliser. S’accommodant mal d’un rôle passif il devait se persuader par tous les moyens d’être le moteur réel de la gestation. Ceci le rendait exigeant jusqu’à la tyrannie. Le plaisir avec lequel il me raconta avoir fait déchirer à Picasso ses premières esquisses pour Pulcinella laissait transparaitre la profondeur du complexe.

Il exigeait des changements, des coupures…Certes un amour profond de l’art marquait son action, mais souvent on y sentait aussi le caprice de l’homme de salon qu’il resta toujours et qui s’attachait à la nouveauté extérieure plus qu’à la substance. On voit que dans la collaboration de Diaghilev avec les artistes qu’il engageait, il est difficile de distinguer son rôle actif du passif. Là joue aussi sa misogynie presque maladive qui le portait à détester dans le sexe opposé tout ce qu’il pouvait y avoir de féminin dans sa propre nature et le rôle qu’elle lui réservait. Ce rejet lui faisait redouter de montrer de la soumission ou de l’acceptation et marquer sa virilité par des exigences de satrape. Paraissait alors son côté asiatique qui le faisait raconter avec une inconscience nonchalante comme un souvenir amusant de son enfance à Perm, le passage des déportés traversant la ville, chaînes aux pieds, pour se rendre en Sibérie.

A la même cruauté se doit son attitude vis-à-vis de Nijinski puis de Massine quand chacun commit le crime de se marier. Avec Massine la vengeance fut raffinée : ayant découvert qu’il s’était épris d’une danseuse du corps de ballet, Diaghilev l’invita à diner. Eblouie d’être remarquée par le grand directeur, elle se laissa enivrer, dorloter, trop heureuse de raconter ce que Diaghilev craignait d’entendre. Il la ramena chez lui et se mit au lit avec elle en attendant le retour de Massine. Après quoi il les chassa tous les deux. Puis, il appela Misia en pleine nuit et elle le trouva « souffrant comme une bête »

Sa cruauté et son despotisme eussent pu le rendre odieux s’il n’avait possédé un charme dont il usait en virtuose aussi bien pour modifier une ambiance que pour rétablir une situation. Par-dessus tout, Diaghilev était amoureux de l’amour. Il faisait une forte distinction entre l’amant et l’aimé, voyant dans son propre rôle une mission qui consistait à former un être plus jeune pour lui permettre d’atteindre son plein épanouissement. A ses désirs physiques je me prêtais autant par la fascination qu’il exerçait sur moi que comme on se plie à un rituel. Les choses étaient facilitées par le fait que l’érotisme chez lui était plus naïf que pervers. Sa psychologie amoureuse possédait les caractéristiques que l’on note chez de nombreux invertis et qui provient d’une sexualité restée adolescente comme si une mauvaise expérience (c’était le cas de Diaghilev) une inhibition physique ou une crainte secrète en avait freiné le développement. On peut dire que ses goûts ne différaient guère que par la passion qu’il y attachait, des jeux auxquels nous nous adonnions parfois entre enfants au collège. D’ailleurs il avait en amour une tendance au rituel qui rappelle celui que les garçons introduisent facilement dans leurs amitiés. Je crois qu’il n’eut pas désavoué un serment de fidélité où l’on mêle son sang. En bien des choses, il avait seize ans, comme moi.

Diaghilev partageait, bien que l’exprimant avec réticence, mon admiration pour les premières pages du Sacre et leur façon toute métaphysique de s’inspirer de la poussée printanière. « On voit lui dis-je, qu’en voulant établir l’œuvre sur des « Tableaux de la Russie païenne », Stravinsky, Roerich et Nijinski souhaitaient renouveler leur inspiration créatrice en s’éloignant des sources d’inspiration chrétienne. »

Diaghilev réfléchit longuement et j’ai noté sa réponse : « Il n’existe pas d’observation artistique qui ne soit métaphysique. Toute œuvre réelle prolonge la Création ». « Oui, répondis-je, mais nous nous servons de langages qui nous engagent sans que nous les connaissions suffisamment. ». « Nous jouons avec les sons comme des apprentis sorciers, touchant peut-être sans le savoir à l’accord qui tue. ».

Roger Desormière vivait avec une femme beaucoup plus âgée que lui, la fille de Steinlein, peintre. Desormière habitait rue Caulaincourt.

Larionov qui postillonnait…

Georgio de Chirico, rue de Prony et se femme, une de ces plantureuses dames russes dont on imagine facilement les seins hospitaliers pleins de bortch…En été 1928 : une étrange créature : Alexandrine Troussevitch, secrétaire de Diaghilev.

Informations provenant de Markevitch