Voyages

La main de mon père tenant la mienne me rassurait…

A l’hôtel, notre mère saupoudre soigneusement nos draps d’un produit jaune « pour chasser les puces » ; cela faisait partie de nos divertissements de voyage.

Etape Paris. Nuit à l’Hôtel d’Egypte, rue des Pyramides… Je m’endormis enfin, ô privilège ! dans le lit de mes parents.

Pendant les années de la révolution et de la guerre, n’est-ce-pas un miracle que nos parents aient su, au milieu d’une vie aussi mouvementée, créer et préserver pour leurs enfants une vraie et paisible ambiance familiale. Igor, père attentif, bien qu’irritable à l’excès pour des vétilles, un instant si proche, à la chaleur humaine si rassurante, insaisissable l’instant d’après parce que plongé dans le monde secret la création… A ses côtés, Catherine, l’épouse, la mère, douce, d’une grandeur d’âme exceptionnelle, d’une abnégation totale, toujours présente…

Dans les environs de Lausanne, au bord du lac Léman, Igor et Catherine choisissent la charmante petite ville de Morges et dès le printemps 1915 ils y louent, avenue des Pâquis, la Villa Rogivue.

A partir de ce moment, non seulement le cabinet paternel mais toute la maison commencera à s’emplir de bibelots, de meubles trouvés au cours de « descentes » chez les-antiquaires et les bric-à-brac de la contrée. Meubles souvenirs, objets souvenirs, cette table suisse du XVIIIe à l’épais plateau en poirier patiné et sur laquelle virent le jour tant de partitions, le Sacre,… cette grande armoire peinte au naïf décor polychrome où mon père rangeait ses manuscrits… ces gouaches napolitaines ramenées un jour d’Italie… sur les murs, les jolies aquarelles que ma mère peignait alors, illustrant le texte des « Noces ». Très douée pour le dessin, n’avait-elle pas, comme jeune fille, travaillé avec ses cousines quelques mois à Paris à l’Académie Colarossi ?

Les nouveaux amis formaient un noyau de tout un cercle que mes parents avaient toujours plaisir à accueillir dans leur maison toujours ouverte et à leur table toujours servie. La chaude hospitalité russe ne perdait pas ses droits. Innombrables sont les amis qui défilèrent sous le toit de Morges. Nos Noëls scintillants et nos Pâques à la russe, sans oublier ce Nouvel-An où mon père et ma mère se déguisèrent pour notre amusement. Le chef de famille parut en rapin, béret à la Rembrandt, cravate Lavallière, chevalet sur l’épaule, palette et pinceaux à la main.

A la maison, le matin, on marche sur la pointe des pieds. Stravinsky compose. Si une femme de chambre oublie la consigne du silence, cela provoque les foudres du compositeur et ma mère d’user de toute sa diplomatie pour calmer son époux et garder ses domestiques.

L’après-midi en revanche, l’atmosphère est à la détente. Le plus souvent mon père orchestre, à ses côtés, heures paisibles, ma mère recopie partitions et réductions pour piano jusqu’à notre retour de l’école. C’est alors la leçon de russe. Tandis que j’écris sous sa dictée ou lui lis quelques passages, je vois encore le petit outil à l’aide duquel, agilement, elle confectionne avec un tabac spécial qui embaumait toute la maison, les cigarettes de prédilection de mon père. Il les fumait au bout d’un long fume-cigarettes légèrement courbé « en bec d’albatros » nous disait-on, très, très précieux [1] !

Avec nos parents, nous les enfants avons toujours parlé russe. A l’école et entre nous c’était le français, avec les gouvernantes l’allemand.

Nos premiers contacts avec le piano, nos doigts d’enfant sur le clavier, les premières lectures des notes sur la portée. Le beau « bleu lessive » des murs du cabinet de mon père où chacun de nous, à tour de rôle, venait s’asseoir vingt minutes devant le piano droit sur le tabouret à vis, toujours perché assez haut pour nous empêcher de toucher aux pédales, cruelle tentation ! Notre Professeur, Igor lui-même, faisant preuve avec ses petits élèves d’une patience étonnante, ou mieux, dominant je pense, j’en suis même certain, une impatience naturelle.

Le 20 décembre 1915, à la Croix Rouge Internationale de Genève, gala où mon père dirige l’Oiseau de feu… Quelles ne furent pas ma surprise, ma joie et ma fierté lorsque mes parents m’annoncèrent qu’ils me prendraient avec eux au spectacle !

En costume du dimanche, en souliers vernis j’arrivai au Grand Théâtre. Les yeux écarquillés : le rideau, la scène, la salle, son lustre, les rouges et les ors, la salle dans l’obscurité, la scène sous les feux de la rampe et à mes côtés, dans sa loge d’avant scène, si jolie dans sa robe bleu pâle, ma mère.

Au printemps 1917, mort de la niania Bertha… c’était la première fois que je voyais père et mère pleurer à chaudes larmes… Déjà la niania de Catherine et Ludmila Beliankine était morte en Russie, et lorsque je rentrai de l’école, je trouvai maman en larmes et papa qui la consolait avec une grande tendresse : « Baba Sonia est morte, nous ne la reverrons plus ! »…

A la nouvelle de la mort de Gouri, Igor prit la main de ma mère et en silence nous rentrâmes. Le lien de sang qui existait entre eux puisqu’ils étaient cousins germains leur faisait ressentir à l’unisson les deuils comme les joies de famille.

Changement de maison : une belle demeure XVIIIe dite « Maison Bornand » place St Louis.

Début de l’été 1920, départ des Stravinsky de la Suisse pour la France.


[1] Probablement le cadeau de la Princesse de Polignac.